« Ulysse des temps modernes »
Parcours du peintre Stélio SCAMANGA,
par Michèle PALLARD
Ses origines
Stelio Scamanga naît à Damas dans une famille issue de l’immigration grecque, venant plus exactement de Chesmé, sur la côte asiatique, en face de l'île de Chios (la plus grande île des Cyclades, ainsi que le berceau du Grand Homère, père de la littérature épique et auteur de L'Iliade et L'Odyssée).
La totalité de la côte de l'Asie mineure était alors grecque, jusqu’à ce qu’Ataturc et ses hordes en chassent les habitants et s'en emparent, en 1925.
Le grand-père paternel de Stelio – du même prénom – est alors fait prisonnier par les soldats du tyran (et sa famille ne le revit plus)… Son épouse prend aussitôt la décision de fuir les massacres perpétrés par l’empire ottoman, et emmène, dans un bateau en direction du Pirée, ses quatre filles et son fils Jean.
Submergées par des centaines de milliers de réfugiés, les autorités grecques ne peuvent les accueillir… La famille Scamanga prend alors un bateau pour Beyrouth, avant de s’installer à Damas, en Syrie (le Liban et la Syrie étant alors sous protectorat français depuis les accords Sykes-Picot, lesquels partageaient le Moyen-Orient entre Français et Anglais)…
La famille maternelle du peintre subit le même sort.
Mais il est à noter que l’arrière-grand-père, du nom d'Argentis, venu s'établir à Chios après avoir quitté Gênes (sa ville natale en Italie) laisse derrière lui un grand domaine et un musée de sculptures cycladiques, qui portent aujourd’hui son nom et font partie des visites touristiques incontournables du lieu, par ailleurs berceau des armateurs.
Sa jeunesse et la découverte de l’Art
Stelio fréquente, de même que tous les enfants de familles émigrées grecques, l’école élémentaire grecque du quartier de la vieille ville de la capitale des Ommayades. Il y apprend la musique de son pays natal et le bouzouki, et fait partie de la chorale.
Par ailleurs, les murs de l’église grecque orthodoxe qu’il est amené à fréquenter régulièrement sont ornés d’icônes byzantines, et seront à l’origine de sa perception de l’espace pictural.
Sur le chemin de l’école, l’enfant de huit ans observe quotidiennement les petits ateliers ouverts sur la rue des artisans locaux : ceux-ci travaillent le cuivre, le bois et l'étain, incrustant les motifs géométriques de l'Islam et les entrelacs de l'arabesque, ce qui influencera notre peintre en devenir pour sa future pratique...
À l’âge de treize ans, à l’école lazariste de Damas (où il apprend l’anglais et poursuit ses études en français et arabe), il commence à dessiner et peindre, sous l’impulsion d’un Père lazariste anglais, qui est également peintre à ses heures…
Dès son plus jeune âge, le jeune Stélio n’hésite pas à affirmer ses opinions tranchées et son opposition à toute forme d’invasion… Aussi, un matin, alors qu’il est obligatoire d'assister à la messe du matin avant les cours dans l'église mitoyenne de l'école lazariste de Damas, il entre spontanément dans le bureau du directeur et lui lance : « Je suis grec orthodoxe, je ne suis pas obligé d'assister à la messe des catholiques ! ». Il est alors immédiatement sanctionné par le père Lazariste, qui lui flanque une gifle tellement forte qu’elle le fait trébucher…
La violence de ce geste le marquera durablement, ne faisant que renforcer sa hargne contre toute autorité abusive.
Stelio fait son apprentissage de la peinture en autodidacte, reproduisant des dizaines des tableaux de grands maîtres, et acquiert ainsi un grand savoir-faire.
Par ailleurs, les exactions subies par ses parents en Grèce, toujours présentes à son esprit, vont forger un être déterminé à lutter contre toute forme d’injustice, et ce tout au long de sa vie.
De même, Stelio sera profondément marqué par l’exemple d’un père qui, en plus de subvenir aux besoins de sa famille, fait preuve d’une grande volonté, et même de ténacité : grâce à des cours particuliers et à la lecture quotidienne du journal L’Orient édité en langue française à Beyrouth, il parvient à s’exprimer en arabe, de même qu’en français.
Les études d’architecture et le stage à Paris…
Stelio – dont les parents font des sacrifices énormes pour offrir à leurs trois enfants une éducation universitaire – entame des études d’architecture…
Durant l’été 1959, les étudiants de l’école doivent obligatoirement faire un stage professionnel avant l'obtention de leur diplôme l’année suivante…
Alors que la plupart choisissent Londres ou les pays du Golfe, Stelio opte pour Paris, espérant secrètement abandonner un jour l’architecture au profit de la peinture…
Il part donc de Beyrouth en bateau jusqu'à Marseille, puis gagne Paris.
En parallèle de son stage, il peint là-bas toute une série de toiles, qui rendent palpable la lumière d’Île-de-France, et feront l’objet de sa première exposition.
Avant de rentrer au Liban, Stelio visite le Louvre et l’Orangerie, appréciant particulièrement Les Nymphéas de Monnet.
Également, il trouve le moyen de rencontrer Le Corbusier à son cabinet parisien, lequel est alors le Dieu de l'architecture…
Il s’arrête ensuite à Aix-en-Provence pour marcher sur les traces de Cézanne, qui représente pour lui le parfait exemple de l’art occidental et du cartésianisme spécifique à l’art français… Il ne connaît l’œuvre du Maître que par des photos dans des revues achetées à Beyrouth, alors il part en dehors de la ville contempler la Montagne Sainte-Victoire et se poste à l’endroit exact où Cézanne plantait son chevalet…
Il longe enfin la côte d’Azur en train jusqu’à Brindisi, en Italie, faisant escale à Milan, Venise et Florence.
Puis, il reprend la route jusqu’au Pirée, visite le Parthénon à Athènes, et arrive à Beyrouth.
Bien plus qu’un simple stage d’architecture (à la base essentiellement axé sur la visite de chantiers de construction de barres à Sarcelles), le passage de notre peintre à Paris est pour lui l’occasion d’observer l’art français, celui italien de la Renaissance, ainsi que le grec antique, ce qui lui permet de peaufiner son regard artistique, véritable raison d’être de ce voyage par ailleurs…
En mars 1960, juste avant de terminer ses études, Stelio expose pour la première fois ses œuvres (les toiles qu’il a ramenées de Paris) à Beyrouth, au Palais de l'UNESCO.
En juin, son diplôme d’architecte de l’Université Américaine de Beyrouth en poche, il est engagé par le professeur Raymond Ghosn pour travailler dans le bureau du doyen de la Faculté d'architecture tous les après-midis, de 14 H à 20 H.
L’année suivante, en 1961, Stelio oeuvre désormais également le matin, de 8 H à 12 H, chez Willy LUPS, architecte suisse, qui a dû s’installer un temps à Beyrouth, car le gouvernement libanais lui a commandé la conception de la Banque Centrale du Liban, ainsi que celle du Palais présidentiel de Baabda.
Cette même année va connaître le premier des trois moments décisifs de la vie de notre artiste…
Le premier tournant : la tragédie
Le matin du 1er novembre 1961, Stelio reçoit un appel téléphonique : on lui annonce la mort de son père dans un accident, sur son lieu de travail, à Beyrouth. Celui-ci est seulement âgé de soixante ans…
Monté au troisième étage pour inspecter une machine dans le complexe de minoterie, l’homme est tombé et sa chute s’est révélée fatale…
Stelio doit alors identifier son père, et c’est un collègue qui l’accompagne à la morgue…
Là, il ne peut reconnaître que ses mains, car son visage a été défiguré.
Stelio, paralysé par cette cruelle tragédie, n’est plus capable de peindre, une année durant...
De plus, l’absurdité du drame le conduit à toutes sortes de lectures sur le nihilisme, et il finit par se demander si peindre n’est pas futile… Il semble même déterminé à ne plus s’adonner à sa passion.
Willy LUPS, pour lequel Stelio travaille depuis six mois, souhaite qu’il rejoigne son bureau de Genève, ce qui concrétiserait ainsi le rêve secret de notre peintre, à savoir gagner l’Europe pour se rapprocher le plus possible de Paris, et de son effervescence artistique d’alors…
Mais la mort tragique de son père l’empêche désormais de voyager : étant l’aîné et le seul soutien de la famille Scamanga, il fait une croix sur sa vie en Europe et reprend le chemin du bureau d’architecture de Beyrouth.
Une fois là-bas, Stelio se questionne : n’a-t-il pas jusque-là planté son chevalet dans les recoins de la montagne pour exhaler les paysages libanais en toutes saisons ?
Il reprend donc sa vie à Beyrouth et son amitié avec les peintres libanais, ainsi que la peinture, sa vision aiguisée par son stage à Paris…
Les années 60 au Liban
Artistiquement, l’Occident – et notamment la France – domine...
Nombreux sont donc les artistes plasticiens qui rentrent de Paris ou de Rome, après en avoir fréquenté les ateliers…
Stelio cherche une autre voie, justement dénuée de toute influence occidentale, car il souhaite se défaire de celle française lazariste, héritée de sa formation à Damas…
Ce qui est primordial pour lui est de dépasser les apparences et les faux problèmes du retour au patrimoine, de manière à se libérer des contraintes, et ainsi concevoir et offrir une vision différente du monde, à savoir : être oriental, et non orientaliste.
Réfléchissant longuement aux arts d'Orient et d’Occident, Stelio prend alors conscience qu'il peut exister des espaces picturaux autres… Ainsi, en mêlant sa préoccupation d'indépendance aux empreintes byzantine et arabe laissées par son enfance, ses toiles vont refléter une vision mystique de l’Orient.
Par ailleurs, Beyrouth prend de plus en plus d'importance au plan artistique, et le grand poète libanais Youssef El Khal (à l’origine de la revue de poésie Al Shiir) est le premier à ouvrir une galerie d'art dans la capitale, face à sa maison, dont la salle de séjour devient le siège de réunions qui donnent lieu à des débats d’idées…
D'autres galeries ouvrent peu à peu, et la capitale libanaise commence à attirer des artistes européens : parmi eux, Georges Mathieu, qui vient exposer ses toiles au centre artistique créé par l'architecte Pierre El Khoury (le patron de Stelio de 1964 à 1965).
Beyrouth devient finalement la capitale des arts du Moyen-Orient, et tous les artistes, ainsi que les écrivains et intellectuels du monde arabe, s'y ruent pour son bouillonnement de culture et la liberté de pensée ambiante.
On peut rappeler ici plusieurs anecdotes qui en témoignent : notamment la fois où le critique d'art libanais Nazih Khater invite Georges Mathieu à Radio-Liban pour une interview…
Stelio est alors convié, et prend la parole vers la fin de l’entretien…
S'adressant au célèbre peintre de l’abstraction lyrique, il lui lance :
« André Malraux a dit de vous que vous êtes le premier calligraphe occidental, et vous en êtes fier. Mais il s’agit d’une fausse appellation, car il y a là une contradiction… En effet, on ne peut être calligraphe, tel que cela est ressenti en Orient, et à la fois occidental… C’est impossible ! Vous dessinez un signe, puis la fraction de seconde qui suit, votre cerveau vous oblige à réfléchir et faire appel à votre cartésianisme pour dessiner le deuxième signe, puis le trait les reliant… Alors que le vrai calligraphe, oriental, est dans un état d'inconscience, qui lui permet de dessiner en se mettant au diapason du monde et de l’univers… ».
Fou de colère, Georges Mathieu répond : « Mais qui êtes-vous pour me parler sur ce ton ? »…
Et Scamanga de lui rétorquer : « Je suis un jeune peintre qui discute avec vous, et vous explique que je ne suis pas d'accord avec André Malraux, et que vous ne pouvez pas être appelé calligraphe. C'est aussi simple que cela ! ».
Notre jeune peintre a, à cette même époque, une autre altercation avec un artiste : Mikis Théodorakis, célèbre compositeur grec, et compatriote de Stelio, qui arrive de Paris après avoir été emprisonné lors de la dictature des colonels, puis libéré, et qui donne une conférence publique à « Dar el Fann » (la Maison de l'Art)… Encensé en France, il est cependant notoire que l’homme est communiste, et concernant la question palestinienne, le peuple arabe et celui israélien doivent, selon lui, unir leurs efforts pour conclure la paix…
Stelio ne peut alors s’empêcher d’intervenir ; il se lève et dit : « À l'origine, il y a une injustice : l’usurpation par la force d'une terre – la Palestine – par des sionistes, venus de Russie, de Pologne, de France, du Royaume-Uni et des États-Unis… Et cette injustice doit d'abord être réparée, avant de parler de paix, Monsieur Théodorakis ! ».
Le garde du corps du compositeur vient alors immédiatement le trouver et lui demande s’il sait à qui il s’adresse… Stelio lui répond par l’affirmative, ajoutant qu’il est lui-même grec, et apprécie la musique de Mikis…
Si la capitale est en effervescence culturelle, et que ce soir-là la salle du Casino du Liban qui accueille le célèbre compositeur pour son concert est bondée, il en est de même à l’est du pays, à Baalbeck, où se tient un festival annuel qui attire, durant cette décade heureuse des années 60, des artistes de renommée mondiale : tant des orchestres que des compagnies théâtrales…
Ainsi, notre peintre assiste, entre autres, à une représentation du Boléro de Ravel, interprété par la troupe de Maurice Béjart, et à un concert donné par l’orchestre philharmonique de Berlin, dirigé par Von Karajan…
Le jeune homme a même l’occasion de passer une soirée aux côtés de Max Ernst…
En effet, le ministère du tourisme libanais a invité ce dernier et André Masson, peintres surréalistes célèbres, à inaugurer la fameuse Grotte de Jeita…
Le compositeur allemand Karlheinz Stockhausen, chef de file de la musique sérielle, performe même une série de pièces de sa composition pour l’évènement…
À la fin du concert, le ministère est débordé, et il manque des voitures pour ramener certains invités vers la capitale… On fait alors appel à Stelio pour raccompagner Max Ernst et son épouse (l’artiste peintre américaine Dorothea Tanning)… Une fois arrivée à destination, celle-ci descend de voiture pour gagner sa chambre d’hôtel, mais son prestigieux mari souhaite continuer la soirée en boîte de nuit, notamment pour assister à une danse du ventre…
Et c’est donc ainsi que se terminera la soirée… Si Stelio ne dispose alors pas d’un appareil photo pour immortaliser ce moment, il gardera jusqu’au bout l’image du grand artiste aux cheveux blancs, alors âgé de 80 ans, montant sur la table pour apprendre la danse orientale…
Peintre engagé, Stelio fait éditer son manifeste en 1964 ; celui-ci a pour titre : « Vers un Espace Nouveau, La Perspective de L'Abstrait ». Il s’agit d’un texte unique et précurseur, dans le milieu artistique libanais et arabe.
Stelio peint, mais continue son métier d’architecte. Ainsi, il fonde en 1965, avec quatre confrères, un bureau d'études nommé « GROUP FIVE ».
Deux fois d’affilée (en 1967 et en 1968), il obtient le prix de peinture du Musée Sursock à Beyrouth, ce qui ne l’empêche pas pour autant de continuer de défendre avec acharnement ses positions : ainsi, il n’hésite pas un instant à mener la fronde, avec d’autres amis artistes, contre ce même musée et sa direction, lorsqu’il apprend que l’établissement a fait appel à des critiques d'art français venus de Paris, afin de décerner les prix aux lauréats du Salon d’Automne annuel…
Il signe alors une lettre publique, qui demande au musée de constituer un comité, uniquement composé de critiques d'art libanais…
Et si, jusqu’en 1973, la capitale libanaise vit une période paisible et florissante, la révolte et la conscience de l'injustice continuent de grandir dans l’âme de notre artiste, qui continue de peindre sans répit, et d’exposer régulièrement…
La question palestinienne devient une préoccupation constante ; notre architecte la subit de plein fouet : à chaque guerre des états arabes avec l'ennemi sioniste, l'activité s'arrête, les rentrées ne se font pas, et il faut repartir de zéro, donc redoubler d'efforts. En 1973, la présence forcée des Palestiniens au Liban ajoute à l'instabilité du pays, laquelle se transforme en conflit armé entre les factions libanaises et les différentes composantes de la résistance palestinienne…
En 1974 et 1975, le bureau d'architecture se retrouve alors sans activité, mais Scamanga continue de peindre, et ce en dépit des bombardements.
Il peint des monochromes, une tendance qui arrivera plus tard en Europe…
Stelio serait-il précurseur ou bien visionnaire dans ce domaine pictural ?
Seuls les historiens peuvent répondre à cette question.
Le deuxième tournant : l’exil
Début 1976, le cabinet d’architecte est toujours au point mort, et Stelio prend la décision de s'expatrier en Arabie Saoudite… Le départ de Beyrouth se fait donc le 14 février 1976, date qui marque le deuxième grand virage du destin de notre homme…
Il arrive à Jeddah, où il trouve du travail dans un bureau d'architecture, qui a un mandat pour construire la maison de la princesse Maudi, fille du roi Saoud Bin Abdul Aziz…
Les téléphones ne fonctionnant pas à Beyrouth, il appelle par télex sa famille restée là-bas… Et il les persuade de fuir le Liban pour l’Europe, car la situation est devenue intenable sur place…
L’armée et la police libanaises n'existant plus, c'est grâce à l’aide d'un ami palestinien qui fait partie des cadres du Fatah, que fille, épouse, soeur, frère et mère passent au travers de tous les barrages tenus par l'armée palestinienne, et parviennent à atteindre l'aéroport de Beyrouth… Et ce que fit là cet ami palestinien ne sera jamais oublié.
Encore une fois à cause de l’injustice, le destin s’acharne pour empêcher les proches de Stelio de mener une vie calme et paisible…
Après l’exil de la mère patrie, ce sera donc encore pour eux l’exil : cette fois, une deuxième émigration difficile à vivre, même si les souffrances liées à la première les aideront à faire face à ce nouveau départ vers l’inconnu … Ainsi, après avoir été étrangers à Damas, puis étrangers au Liban, les Scamanga le seront à nouveau en Europe...
Antoine, le frère de Stelio, le rejoint cependant en Arabie Saoudite, à Jeddah, et ils ouvrent ensemble un bureau d’études en architecture… Mais leur chemin sera semé d’embûches, car le milieu est hostile et l’environnement difficile…
Toutefois, l’activité, même limitée, permet de subvenir aux besoins de la famille, qui sait vivre avec peu, ayant déjà connu les privations...
Pendant quatre ans donc, Stelio et Antoine avancent ensemble, guidés par leur instinct de survie, mais aussi celui de protection des leurs, lesquels les attendent en France, angoissés pour leur santé car les deux frères voyagent de façon incessante en avion…
Enfin, le mois de mars 1980 marque le troisième moment capital de la vie artistico-professionnelle de Stelio, qui aura par ailleurs une répercussion considérable, en permettant l'éclosion d'une nouvelle activité artistique dans les pays du Golfe…
Le troisième tournant : l’Art Consulting.
C’est à l’occasion d’une soirée chez des amis libanais que tout va se déclencher…
Stelio y fait la connaissance de Saïd Youssef Amin : il s’agit d’un général de l’armée de l’air saoudienne, qui vient de rentrer des Etats-Unis où il a terminé ses études, et qui a été désigné par le prince Sultan Bin Abdulaziz Al Saoud (ministre de la Défense et frère du roi) pour s’occuper de la construction des aéroports internationaux du royaume…
Lors de cet échange, Stelio précise qu’il est également peintre, en plus d’être architecte, et a déjà exposé au Liban et d’autres pays…
Quelques jours plus tard, il reçoit un appel du secrétaire du général, lequel lui fixe un rendez-vous pour une rencontre à son bureau…
Stelio, qui n’a aucune idée de la raison de cette convocation, se rend néanmoins dans les locaux où l’homme l’attend, à l’heure fixée…
Là, l’homme lui montre un grand catalogue illustré : « Voici les œuvres artistiques que les Américains qui supervisent le projet de l'aéroport de Jeddah me proposent d’installer dans les salles des terminaux Royal et Passagers… Je te précise que l’aéroport s’appellera désormais Aéroport International du roi Abdul Aziz Saoud, du nom du fondateur du royaume… Que penses-tu de ces reproductions de peintures et de sculptures ? ».
Sidéré d’être consulté pour une question d’une telle importance, Stelio répond cependant du tac au tac :
« Mon général, Jeddah est la porte de la Mecque, le centre universel de l'Islam… Son aéroport est par conséquent le lieu d’arrivée de millions de pèlerins venus du monde entier… Jeddah est de fait le coeur battant de l'Arabie... Aussi, est-il logique que les regards de nos visiteurs se posent, dès leurs premiers pas ici, sur des oeuvres d’artistes américains et européens… ? Je pense que ce lieu doit plutôt faire la part belle à celles de leurs homologues musulmans et arabes… »
- Mais, existent-ils ces artistes arabes et musulmans… ?
- Accordez-moi deux semaines pour vous le prouver.
- C’est d’accord. »
Le défi étant immense à relever, Stelio prend le soir même l’avion à destination de Genève…
Durant le vol, il se remémore tous les combats qu’il a menés : la lutte contre l'étranger, l'occupant, le colonialiste ; également, toutes ses recherches et tentatives pour l'avènement d'un art oriental contre la domination de l'Occident au plan artistique…
Il en conclut que cette nouvelle bataille qui se présente à lui, il doit la gagner…
Il doit donc réussir contre le géant américain : Bechtel Corporation Conglomérat. Ses directeurs, Robert Shultz et Caspar Weinberger - anciens secrétaire d’État et de la Défense durant la présidence de Ronald Reagan - ont la main mise sur d'énormes projets (les aéroports saoudiens, ou encore le négoce des armes aux États-Unis et ailleurs…), car l’intérêt des dominants de leur pays est bien entendu de promouvoir leurs artistes…
Ils ont donc engagé le meilleur consultant en art d’Amérique : Wayne Anderson, professeur au célèbre Massachusets Institute of Technologie (M.I.T) de Boston.
Cependant, les Américains n’ont aucune idée de ce qui se fait réellement dans l’art arabe durant ces années-là…
Il n’y a donc pas une minute à perdre, et Stelio se met immédiatement au travail…
Il contacte des amis de Beyrouth, libanais et arabes, et entreprend de regrouper dans un grand catalogue des reproductions d’œuvres, provenant uniquement d’artistes répondant à ses critères d'authenticité et de créativité, c’est-à-dire ceux qui ne se sont pas laissé influencer par l’art occidental, mais sont au contraire restés fidèles à leurs racines dans leur style artistique, et ont par conséquent gardé leur spontanéité et leur authenticité.
Parmi eux, il tient particulièrement à deux artistes : feu Saïd Akl, le premier à avoir repensé les entrelacs (typiques du monde arabe), ainsi que l’immense Nja Mahdaoui, Tunisien, devenu internationalement célèbre pour l’originalité de sa calligraphie sur parchemin avec des signes uniques au monde…
Les deux semaines s’écoulent donc.
Puis, la rencontre si importante avec le général arrive et ce, en présence des responsables saoudiens et des directeurs américains…
Le moment pour Stelio est capital : notre peintre explique, tout en montrant son catalogue, les expressions artistiques arabes et musulmanes de chacun des artistes… Puis il propose son idée : décider d’emplacements judicieux dans les deux salles concernées de l’aéroport, et que les artistes qu’il a retenus conçoivent des œuvres uniques spécialement pour le lieu, plutôt que d’en acheter à des artistes américains ou européens…
La remarque fait alors mouche ; le général, après consultation de son comité national, se tourne vers notre audacieux peintre : « Stelio, nous te nommons Art Consultant pour nos projets ».
Puis, s’adressant aux responsables américains, il ordonne : « Nous souhaitons que vous éliminiez du projet toutes les oeuvres d’artistes non arabes, et que vous fassiez des recherches dans le monde arabe et musulman de travaux artistiques dans l’esprit de ceux choisis par Stelio ».
Notre artiste grec, qui s’est toujours battu pour défendre l’art arabe, vient donc de gagner face aux Américains, et une émotion et une fierté immenses l’envahissent…
Ce moment sonne également un tournant dans son parcours professionnel : d’abord architecte, puis peintre, Stelio devient à cet instant conseil en art.
1980 à 1995 : les voyages incessants
Si les deux tournants de vie précédents - la tragédie et l’exil - ont amené de la douleur, celui-ci annonce un nouveau départ, mais cette fois positif, dans une direction à la fois différente, inattendue, et quelque part rêvée…
L’architecture est donc abandonnée, mais sans regrets : Stelio en est arrivé à s’ennuyer de projets avec des gens, dont il ne partage plus ni les traditions, ni l’état d’esprit, et encore moins les coutumes restrictives…
Et puis, surtout, il vient de comprendre quelque chose d’essentiel : « si l’on ne baigne pas dans un milieu qui procure un certain plaisir pour la création, aucune oeuvre ne peut se faire »…
En effet, durant les quatre années qui viennent de s’écouler, il n’a rien peint…
De retour à Genève, Stelio et son frère Antoine ouvrent au World Trade Center, bâtiment mitoyen de l'aéroport, leur premier bureau : Art &Design Consultants.
Et c’est alors que commence pour notre Ulysse du vingtième siècle (qualificatif donné en 1986 par un journaliste libanais qui avait publié un article sur Stelio) des voyages innombrables entre l'Europe et le Moyen-Orient pour la commande d’oeuvres d’artistes plasticiens, installés dans différents pays du monde arabe et du bassin méditerranéen : un périple, afin de discuter avec les créateurs arabes de la conception de différents projets, mais aussi de se rendre dans les ateliers de production et les usines spécialisées qui vont en assurer la réalisation…
En effet, toutes les oeuvres étant de grande dimension, les artistes sélectionnés ne sont pas forcément équipés, ni aptes à faire des travaux à grande échelle ; aussi, Stelio leur commande de petites maquettes, et cherche à travers toute l'Europe où les réaliser.
Au final, les tapisseries en laine et les panneaux de cuivre viennent de Düsseldorf, en Allemagne ; les panneaux métalliques, ainsi que les sculptures en acier inoxydable, de France ; les panneaux en mosaïque de verre, de Milan ; ceux en céramique, de Lyon ; les sculptures en marbre, de Carrara (dont Stelio n’oubliera jamais la montagne, où il sélectionne les grands blocs lui-même, en compagnie de feu Sem Gagliardini, le sculpteur tant apprécié de Pietrasanta, qui réalise dans son atelier, à partir de maquettes qui lui sont confiées, des sculptures atteignant cinq mètres de haut)…
Une autre, de vingt-cinq mètres de haut, en acier inoxydable, poli miroir, est construite par une usine spécialisée de Gennevilliers, à l'ouest de Paris (elle se trouve aujourd’hui dans la cour principale de l'Université du roi Saoud, à Riyadh).
Pour le transport de ces sculptures monumentales, il n’y a évidemment pas d’autre solution que le bateau : il faut donc les faire partir de ports européens, jusqu'à Jeddah, en passant par le canal de Suez.
Les Américains, toujours aux commandes du projet, n’ont alors de cesse de mettre des bâtons dans les roues de Stelio en imposant par contrat moult spécifications techniques, tant pour l’exécution des œuvres, que pour l’emballage, le transport, la réception ou l’installation…
Ainsi commence donc une entreprise de longue haleine qui va durer quinze ans, consacrée au conseil en art, à l'étude, la conception, la réalisation et l'installation de dizaines d’œuvres… Après ce premier aéroport, Stelio est donc ensuite contacté pour un autre : l'aéroport international du roi Khaled de Riyadh.
Pour cette commande, Stelio doit choisir un portraitiste, capable d’exécuter à la peinture à l’huile des portraits de grande taille de tous les rois saoudiens qui se sont succédé (tous défunts, à l’exception de celui en charge du royaume).
Stelio part alors pour Londres, afin d’y rencontrer à son atelier le portraitiste de la reine d'Angleterre, mais s’attendant à une autre facture dans le rendu, il se rend à Madrid pour un entretien avec Ricardo Macaron, le portraitiste officiel du roi d'Espagne, auquel il confie finalement la fameuse mission.
Les sept œuvres concernées sont aujourd’hui visibles dans la salle du pavillon royal de l'aéroport de Riyadh, où seuls les dignitaires officiels, les rois et présidents qui effectuent des visites d'état, ont le privilège d’être reçus…
Lors d'une visite à l'atelier de Macaron à Madrid, il est alors donné à Stelio de vivre un moment peu ordinaire : il croise le roi Carlos en personne, qui vient de poser… ! Ainsi, c’est le roi qui se déplace à l'atelier du peintre, non le portraitiste au palais royal ! De plus, le roi s’y rend en conduisant lui-même sa moto, et sans escorte… ! C’est là pour Stelio un moment aussi surprenant qu’inoubliable !
Stelio est ensuite contacté par le président de la Banque Centrale Saoudienne pour la réalisation d’oeuvres d'art, mais celui-ci a une requête particulière pour leur installation : il demande à notre artiste d’aller au bureau de Minoru Yamasaki, aux États-Unis, de manière que celui-ci veille à la prise en compte des espaces architectoniques de l'édifice...
Yamasaki, grand architecte japonais (décédé aujourd’hui), a conçu la banque centrale de l'Arabie : « The Saudi Arabian Monetary Agency ». Il s’est également rendu célèbre pour la conception et la réalisation des deux tours jumelles du World Trade Center, à New York…
Scamanga fait donc le voyage : Kennedy Terminal de New York, puis aéroport de Newark pour Detroit, et enfin voiture jusqu'à Troy, dans le Michigan, pour rejoindre le bureau de Yamasaki... Trois rencontres ont lieu, qui enchantent Stelio, de même que l’architecte japonais qui l’invite dans sa demeure, évidemment dessinée par lui…
Quelques années plus tard, Yamasaki, appelé par un grand homme d'affaires saoudien à Gstaad pour conclure un contrat en vue de la construction d'un grand complexe commercial à Riyadh, appelle Stelio pour lui demander de l’accompagner, et l’invite à passer la nuit au Grand Palace.
Stelio, autant surpris que touché, accepte et leur lien s’en trouve grandi, d’autant que leur rencontre est vraiment mémorable : lorsque Yama (son diminutif) se trouve en Arabie, il a pour habitude d’exiger qu’il y ait du whisky dans le frigo de sa chambre, sinon il ne vient pas… Et au dîner ce soir-là, le Saoudien a ordonné qu’il ne soit servi que des jus de fruits à table… ce qui met Yama d’une humeur exécrable… !!! Et Stelio n’oubliera jamais le lendemain : après une grasse matinée suivie d’un petit-déjeuner, Yama, arrive lentement pour prendre place dans la voiture de Stelio, saluant les Saoudiens au passage…
Vers midi, ils s’attablent au Casino de Montreux pour déjeuner… Là, le célèbre architecte américain descend verre sur verre, ce qui inquiète fortement Stelio, qui sait les vols que son compagnon doit prendre pour le retour…
Il finit donc par attraper son ami par l'épaule et le pousser dans la voiture… ! Puis, lui qui n’a jamais dépassé les limites de vitesse, se met à rouler à 140 km/H et sur cent kilomètres, de façon à rejoindre aussi vite que possible l’aérogare de Cointrin, où Yama doit impérativement se trouver à 15 H 45...
Une fois sur place, Stelio abandonne la voiture, saisit la valise de Yama, lui demande de le suivre, et fonce au guichet… Mais il est trop tard : l’employée lui dit que la porte de l'avion vient d'être fermée...
Alors Stelio l’implore : « Monsieur Yamasaki doit prendre le vol pour Londres, puis le Concorde pour New York, puis le vol pour Detroit et arriver ce soir chez lui à Troy. S'il ne monte pas dans cet avion, il va rater tous ses vols ! Je vous prie de prendre ce passager, qui n'est pas n'importe qui… !!! ». Et Yama monte finalement dans l’avion…
Bien des années plus tard, le 11 septembre 2000, jour où les deux tours de New York seront détruites, Stelio se rappellera avec émotion leur amitié d’antan…
En Arabie Saoudite, Stelio s’occupe également de l’Université de Riyadh, puis du complexe de la Cité Médicale du roi Fahd…
À la fin de ce dernier chantier, le ministre de la santé saoudien demande à visiter les quatre hôpitaux du complexe…
Le hall de chacun d’entre eux étant ouvert sur quatre étages, Stelio a imaginé recouvrir le mur de chaque cage d'ascenseur - à l'origine aveugle - d’une grande oeuvre en céramique, où seraient écrits des versets du Coran, ce que le commanditaire a accepté avec enthousiasme… Stelio a donc fait appel à un peintre qui excelle en calligraphie - l'artiste syrien Sami Burhan – qui vit à Rome… Et étant donné que Stelio a lu le Coran lors de ses études en arabe en vue de l’obtention du baccalauréat libanais, ils ont choisi ensemble quatre versets, qui parlent de l’espoir de la guérison… Les maquettes dessinées par le calligraphe ont ensuite été confiées à une entreprise de Lyon, laquelle a fabriqué huit cents plaques en céramique, afin de recouvrir les quatre murs…
Stelio installe donc la plupart des œuvres commandées avant la visite ministérielle. Puis, la veille du jour J, il réétudie et apprend par coeur les quatre versets, avec le numéro correspondant, ainsi que celui de la sourat (chapitre) concernée…
Accompagné des dirigeants de son ministère, de l’architecte et des entrepreneurs coréens du projet, le ministre écoute, ébahi, les explications et les citations de Stelio, qui ne commet aucune erreur, puis s’adresse à lui : « Vous, grec et chrétien, vous connaissez mieux le Coran que nous… ? ».
Stelio ne répond pas, mais cette remarque lui rappelle que c’est là quelque chose d’ancien…
Surtout, cette phrase résonne en lui.
Et elle crée un déclic : il se rend alors compte que s'il a aidé à réaliser ce travail d'envergure dans le désert, il a aussi perdu quinze années de sa vie en vivant sur place : il n’a pas vu ses enfants grandir, et son rêve de jeunesse d’accomplir une œuvre peinte est bien loin… Et il en ressent de la tristesse et de l’amertume…
En effet, de 1975 à 1984, aucune peinture n’a été peinte : n’ayant ni le temps ni l’esprit assez libre pour pouvoir se concentrer totalement, il ne s’est pas retiré dans son atelier, afin de s’accomplir intimement…
Mais le désir est toujours là, et il prend enfin sa place, se faisant même impérieux.
Durant la période de 1985 à 1995, Stelio consacre alors ses journées au conseil en art, et passe toutes ses soirées à peindre, ne s’accordant aucun répit.
Puis, il expose pour la première fois en Europe : dans la galerie E.Kroner, à Zurich… Et les trente toiles présentes se vendent dans la semaine qui suit…
Stélio, le Peintre
Cette débauche d'énergie est le reflet manifeste d’un désir impérieux de rattraper le temps perdu : d’une part, Stelio a cessé de peindre pendant dix ans ; d’autre part, il a le douloureux ressenti d’avoir raté le train qu’il a autrefois rêvé de prendre…
Mais s’il n’a pas eu de temps à consacrer à sa passion, son activité de conseil en Art lui a quand même permis de gagner sa vie… Cependant, Stelio reste amer, frustré, et ce en dépit des manifestations de reconnaissance qui émanent des cercles culturels des capitales arabes, telles que l’article élogieux, reconnaissant, de ce journaliste libanais qui dit : « C’est la première fois qu'un tel ensemble d'oeuvres majeures d’artistes arabes sont regroupées, et dans des projets importants… Celles-ci constituent des collections dignes de musées... »…
Mais si aucune capitale du monde arabe ne peut se vanter de posséder une collection d’une telle qualité de l'art arabe contemporain, Stelio prend tout de même la décision de cesser son activité de Conseil en Art. Il ferme donc définitivement, en mai 1995, le bureau de Genève, où tout transite et se fait : l’organisation, les contacts, les contrats.
Cependant, il reste persuadé qu’il est trop tard, à son âge, pour prendre part au mouvement artistique mondial : il pense qu’il a perdu trop de temps à se disperser dans des activités, toujours en quête d’un confort matériel, tout à fait relatif par ailleurs…
Malgré tout, le désir impérieux de visiter l'Italie et les grandes manifestations artistiques européennes et américaines prennent le dessus… Boulimique de savoir et de s’inspirer, les longs séjours à l’étranger deviennent peu à peu une habitude… Ainsi, afin de percer les secrets des fresques des grands artistes de la Renaissance, aucune église toscane n’est oubliée : Florence, Sienne, San Giminiano, Montepulciano, Arezzo, Borgo San Sepolcro, Urbino, Ravenne, Mantova, Padova, Ferrara, Faenza, Perughia, Assisi, ainsi que d'autres villes procurent à Stelio une joie indicible... Rien qu'en prononçant leurs noms, une musique s'empare de son âme et de tout son être...
Puis vient, toujours en Italie, une découverte qui se révèlera capitale pour Stelio : l'oeuvre immense de Piero della Francesca…
Ainsi, il séjourne six fois à Arezzo, mais la première fois est déterminante : arrivé un samedi soir après avoir pris l’avion puis le train, il se lève tôt le dimanche afin d’entrer dès 8 H à l’église de San Francesco… Là, il monte sur l’échafaudage, et admire, seul, pendant une heure, de très près, les fresques du célèbre cycle de La Légende de La Vraie Croix… Et il se rappelle le texte d’Henry Focillon, historien de l’Art : « C'est dans cette chapelle au cœur de cette petite église, à Arezzo, que nous ressentons la plus grande certitude intellectuelle. ».
Et ce moment va changer sa vision artistique, car les cimes de la peinture sont atteintes dans ce cycle : on y note un équilibre parfait entre l’instinct et la raison, la couleur et la composition, le sentiment et la rigueur intellectuelle. De même, l’émotion s’harmonise avec la mesure, laquelle invente des rapports mathématiques d’une précision implacable. Et l’esprit de Piero rejoint l’esprit des formes dans un accord parfait : tout est à sa place, rien ne peut être changé ; les valeurs chromatiques sont à leur plénitude. Également, l’organisation de tous les éléments atteint l’harmonie, laquelle a pour mobile l’amour, et pour moyen, l’intelligence. Enfin, par son grand équilibre expressif, cet ensemble de fresques arrive à l’absolu, dans la signification formelle.
La passion de Stelio pour l’art de Piero sera ensuite déterminante pour la réalisation de sept polyptiques de grande dimension, inspirées du célèbre cycle… Au centre d’un polyptique, chaque épisode du cycle est reproduit, et quatre pièces peintes viennent se placer tout autour, donnant ainsi une note de modernité au cycle.
En 2008, c’est l’immense salle Pierre-Jacques, à Versonnex, qui accueille cet ensemble. Puis, après que le prêtre de la paroisse de Prévessin y a fait une visite, il choisit deux des polyptiques afin de les installer dans son église.
« L’acte de peindre est une prière », est le credo de notre peintre.
Et si Stelio connaît déjà la valeur symbolique de l’expression orientale, cette confrontation le lui confirme et la certitude est désormais là : l’espace pictural de l’Orient est primordial à ses yeux et sera le fil conducteur de ses peintures.
Les artistes de l’Occident, de Phidias à Giotto, de Michel-Ange à Cézanne, ont recherché un symbolisme individuel et une conception naturaliste de la forme… La Grèce et la Chrétienté – grâce à la Renaissance – et plus tard le positivisme français, ont fait aboutir à un rationalisme naturaliste et ont conféré à la peinture l’illusion de l’espace à deux dimensions… Et lors des visites incessantes de Stelio dans les hauts lieux de la Renaissance, toutes ces pensées lui reviennent à l’esprit…
L’âme occidentale – qui aspire à la conquête positive – tend sans cesse à définir la nature des phénomènes du monde, alors que l’âme orientale vise à absorber l’objet, dans la vie flottante du symbole.
L’âme occidentale poursuit sa vérité ; l’âme orientale recherche la vérité.
Définir le monde par ce qui se passe dans l’Homme, ou définir l’Homme par ce qui se passe dans l’univers ?
À cette question, SCAMANGA a déjà donné sa réponse en 1964, dans son manifeste Vers un espace nouveau, la Perspective de l’Abstrait ; l’expression de l’artiste y restera fidèle tout au long de son parcours pictural.
De même, il gardera toujours en mémoire le merveilleux voyage entrepris au Vietnam et au Cambodge en décembre 2005 : nulle part ailleurs, il ne ressent une sérénité d’une telle puissance qu’aux abords du lac longeant la cité impériale d’Hué, l’ancienne capitale du Vietnam… En ces lieux, le souffle, l’air, les couleurs, le calme, tout contribue à cette harmonie.
Et que dire des mains des Apsaras d’Angkor, au Cambodge, qui se prolongent le long du torse lisse des danseuses jusqu’à leurs pieds ? Aucune saillie musculaire excessive, rien de superflu, ne rompt le flot continu qui les unit, pour retentir en invisibles échos et s’unir à l’harmonie de l’univers du rêve, ainsi qu’à l’immatérialité de l’esprit.
Les nombreuses visites à Ravenne et à Padova aboutissent au même constat d’opposition d’expressions dans la manière d’envisager l’espace pictural : l’artiste byzantin ne se soucie guère de la profondeur et de la troisième dimension dans les mosaïques… En effet, dans ces immenses espaces qu’offrent les églises, tout est plat et représenté sans aucune notion de fond.
Également, si les figures des Saints ont des proportions humaines, rien dans leur visage ne traduit de sentiment : ce sont simplement des tracés géométriques sur un fond doré, et des surfaces uniformes sans saillies ni volume… Par ailleurs, aucune lumière, qu’elle soit naturelle ou artificielle, ne s’y projette afin d’en éclairer les formes : c’est une lumière intérieure qui émane des mosaïques, permettant à un contexte divin de s’exprimer, de se révéler… C’est un espace qui se veut au-delà de l’homme, une périphérie qui le prolonge et l’investit à la fois.
Giotto, dans les fresques de la chapelle Scrovegni, représente aussi des figures saintes, mais ce sont des hommes qui souffrent, donc empreints de sentiments humains…
Les prémices de la perspective y prennent naissance ; le fond dessine des ensembles architecturaux et des paysages terriens.
La lumière naturelle éclaire les scènes, et le modelé crée les volumes, conformes à la réalité du monde.
C’est un espace qui dérive de la rationalisation de la pensée, qui veut que l’Homme se meuve contre un domaine séparé : un domaine vu par l’Homme.
Ici, Dieu est placé dans un contexte humain, et là, l’homme l’est dans un monde divin.
La Hollande est aussi une région privilégiée par Stelio pour ses déplacements artistiques : spécialement La Haye et Amsterdam, dont les musées abritent les peintures de Vermeer, artiste majeur aux yeux de Stelio, à tel point qu’il n’hésite pas à prendre l’avion, puis le train et à rentrer à Genève le soir même, afin de pouvoir admirer, ne serait-ce qu’une heure, la célèbre Vue de Delft, au Mauristhus !
Ainsi, au fil de cet enrichissement permanent que lui permettent ses nombreux voyages, la conviction de SCAMANGA s’enracine, dans le même temps que l’expression picturale l’approfondit.
Puis, une incursion plaisante, sans doute étrangère aux préoccupations de l’espace pictural, se fait par le hasard d’un concours organisé par la municipalité de Prévessin-Moëns, où SCAMANGA a choisi de s’établir…
Le maire et l’adjoint à la culture ont lancé un appel pour la conception d’une sculpture au centre du rond-point de Mategnin, juste à l’entrée du village…
Il est à noter que Prévessin, ainsi qu’une grande part du territoire du pays de Gex font partie, avec un autre morceau de territoire suisse, du périmètre où se trouvent enfouis deux anneaux, ayant respectivement neuf et sept kilomètres de diamètre, lesquels servent aux expérimentations faites par les savants, scientifiques et chercheurs du Centre Européen de Recherches Nucléaires, des particules nucléaires y étant bombardées à des vitesses astronomiques… !
Yann, le fils de Stelio, souffle à son père l’idée de s’inspirer de ceux-ci et de cette particularité de Prévessin, d’autant qu’une grande partie des hommes de science du CERN résident dans ce village limitrophe de la ville de Ferney Voltaire…
Enthousiasmé par l’idée de son fils, notre peintre s’en empare et s’improvise sculpteur. Il se met à l’ouvrage et imagine les deux anneaux : de neuf et sept mètres de diamètre, et de vingt centimètres de section circulaire, reliés aux extrémités et s’emboîtant… Et s’agissant du matériau, il opte pour de l’acier inoxydable poli…
Le jury déclare le père et son fils vainqueurs. Cette sculpture est ensuite construite et installée au rond-point choisi. Ainsi, le rêve de Stelio de vaincre la gravité terrestre se concrétise par cette œuvre en apesanteur…
Puis, le peintre n’a de cesse de réfléchir : la transcendance est-elle possible, dans un univers passé au tamis de la subjectivité particulière ?
Dans cette société dans laquelle nous vivons, société technicienne, calculatrice, uniformisée, spéculative, marchande et spectaculaire, « américanisée », le geste artistique, le vrai, celui qui affirme sa résistance à cette machine à uniformiser n’existe plus dans l’art qui prédomine aujourd’hui, nommé « art contemporain ». Les tenants de ce courant ont dit : faisons table rase du passé. Le résultat est là : la provocation pour la provocation… Le travail – ce n’est plus une œuvre – est alors l’incarnation de la réductibilité extrême. C’est le constat amer que fait Stelio suite aux visites qu’il effectue aux innombrables foires d’« art contemporain ».
L’art authentique n’est selon Stelio ni la transcription plate d’une « bonne idée », ni l’expression narcissique d’une particularité purement personnelle…
La mise en œuvre n’est donc possible, que lorsque l’artiste, sincère, donne forme et fait sens, à travers son œuvre originale, pour l’humanité entière.
Et dire que tout a commencé avec un acte de dérision de Marcel Duchamp : après La Roue de Bicyclette (1913) et Le Porte-Bouteilles (1914), celui-ci envoie à une exposition en 1917, à New York, La Fontaine, à savoir un simple bidet renversé ! Ses ready-made sont des objets manufacturés, qu’il retire de leur contexte et nomme, puis désigne « œuvre d’art » de son propre chef…
Lui, il avait ri sous cape, mais de 1960 à nos jours, tous les « artistes » se sont engouffrés dans cette voie ! Et Jean-Philippe Domecq a même écrit à ce sujet dans Marianne : « Dans cinquante ans, on se demandera quelle folie a pris ce siècle, pour s’agenouiller devant des travaux d’une telle indigence ».
Une autre citation, au hasard de Jean Braudillard : « la majeure partie de l’art contemporain s’emploie à s’approprier la banalité, le déchet, la médiocrité, comme valeur et comme idéologie. Cette médiocrité prétend se sublimer en passant au niveau second et ironique. Mais c’est tout aussi nul au niveau second qu’au premier. C’est une médiocrité à la puissance deux. La duplicité est là : revendiquer la nullité, alors qu’on est nul ! ».
Dix ans plus tard, ces réflexions demeurent, et le désarroi est grand devant toutes ces manifestations et/ou installations, dont le caractère unique est l’éphémère.
L’art intervient - Stelio en est convaincu - pour organiser un ordre spirituel.
Il est le symbole d’une image fuyante que nous n’atteindrons pas, mais dont le désir maintient notre cœur au niveau d’une vie universelle, laquelle ne cesse d’augmenter.
Rejoindre, à travers l’infinie durée, cette vie éternelle qui se poursuit et se recrée, dans des formes jaillies de la force interne du monde, est la conquête suprême des grands artistes…
Et la transmettre aux esprits dignes de les entendre est la cime la plus haute que l’on peut atteindre dans les œuvres vivantes.
Le destin dramatique de l’humanité frémit avec l’orgueil de se savoir sans espérance, cependant nécessaire à sa propre consolation…
La grandeur de l’Homme est ainsi une victoire acquise – en dépit parfois de la lassitude du combat – par cet orgueil invulnérable, qui le pousse vers un sommet lui procurant l’ivresse de l’âme.
Cependant, la grandeur de l’âme véritable est de nous faire connaître cette réalité loin de laquelle nous vivons : que nous risquons fort de mourir sans avoir connu ce qu’est la vraie vie.
L’art est donc un jeu superflu, mais il est le seul utile.
Épilogue
Une image revient souvent à l’esprit de SCAMANGA : celle de la forteresse triangulaire de la pointe maritime : la « Punta della Dogana », à Venise : au sommet, trône un globe doré et une pirouette représentant Fortuna, la déesse du hasard, dont les changements de direction rappellent aux voyageurs l’imprévisibilité du destin…
De même, Ulysse, dans l’Odyssée d'Homère, parcourt le bassin méditerranéen, parvient à vaincre tous les écueils, puis arrive à bon port…
De l’Asie Mineure aux rives de la Phénicie, de la Toscane aux rives du Lac Léman, le parcours de Stelio fut semé d’embûches, de départs forcés et d’exils subis, mais il eut une force : celle de choisir son état d’artiste-peintre.